Suicide : témoignage d’une tentative

 Désormais, elle ne luttait plus, vivant au jour le jour avec ses carences et ses souffrances tentant de ciseler chaque jour comme un saphir aux multiples facettes, certaines bonnes, d’autres moins bonnes ou carrément loupées. L’âme slave d’Emilie passait facilement du rire aux larmes. Elle se passionnait pour énormément de choses et sombrait tout aussi intensément dans le plus profond désespoir avec l’envie d’en finir. Tout est digne d’intérêt lui disait sa raison, tout est vain lui disait son cœur. Vanitas, Vanitatis. Sa propension à changer d’humeur n’incitait pas son entourage à la plaindre et elle se sentait tel un clown triste.

Elle décida de mettre fin à ses tourments. Elle voulait disparaître sans déranger quiconque, à commencer par ses enfants et ses amis. Le scénario qui lui vint à l’esprit fut de s’endormir au bord d’un gouffre et de s’y laisser rouler doucement. Personne ne la retrouverait. Elle se mit donc en quête d’un trou facilement accessible pour elle et suffisamment isolé pour y sombrer tranquille. Le gouffre de Padirac était trop fréquenté et tous les gouffres qu’elle avait pu connaitre au cours de promenades en forêt étaient peu profonds ou trop connus. Elle navigua pendant des heures sur Internet pour trouver le lieu idéal où disparaître discrètement et tomba sur les falaises de Cherbourg. Le nez de Jobourg lui sembla propice et elle décida de s’y rendre. Ce n’était pas très compliqué. On prenait le train de Paris à Cherbourg, puis un bus et on devait marcher quelques kilomètres pour rejoindre le sentier des douaniers qui se déroulait jusqu’à Saint-Malo. Elle imagina que, sur une distance confortable, elle trouverait sûrement le lieu adéquat, très pentu et à l’abri des regards.

Elle survécut médiocrement, comme en apnée, jusqu’au mois de juillet

Elle voulait s’évanouir dans la légèreté d’une nuit d’été quand la tiédeur de l’air est égale à la température du corps et que les deux se confondent. Elle s’imaginait se fondre naturellement dans le bleu profond de l’atmosphère et être aspirée par les constellations d’étoiles. Elle participerait alors de l’écosystème, rejoignant les molécules de Néfertiti, de Flora Tristan, de Gustave Flaubert, de ses grands-parents juif partis en fumée à Treblinka et de son père enfoui dans le limon du Mississipi.

N’étant pas de tempérament violent, calme dans sa détermination, elle voulait partir en douceur. Elle rechercha les doses létales de médicaments couramment vendus sans ordonnance dans les pharmacies et composa sa formule. Elle mixa les ingrédients dans son robot Moulinex, y ajouta beaucoup de miel et des amandes pour le rendre digeste et en remplit deux pots à confiture. Elle gouta, c’était infect mais pensa que ça glisserait dans son gosier avec de l’eau et de l’essence de menthe.

La potion prête, elle acheta une tente et un duvet ainsi qu’un gros sac à dos pour circuler à l’aise avec son barda. Elle n’avait jamais visité Cherbourg et encore moins ses falaises. Elle se doutait qu’elle devrait marcher un bon moment avant de trouver le lieu où les oiseaux se cachent pour mourir, où les éléphants se laissent choir à terre. Elle partait à l’aventure une fois encore et ce serait la dernière.

Elle coupa ses cheveux très courts avec une lame de rasoir, les décolora avec de l’eau oxygénée afin de renforcer son anonymat. Elle se coiffa d’un bonnet qu’elle garderait sur la tête jusqu’à son départ. En cas de recherche sa description serait erronée. On rechercherait une femme brune aux cheveux mi-longs et celle qu’on trouverait serait blonde aux cheveux très courts. On finirait par l’identifier mais cela prendrait du temps qui lui laisserait plusieurs jours pour expirer au cas où sa potion ne pourrait que la plonger dans le coma.

Elle ôta de son sac tous ses papiers d’identité, ses cartes et tous les documents qui portaient son nom. Elle découpa les étiquettes de ses vêtements. Elle rassembla son flacon de Joy, de l’essence de menthe pour éventuellement conjurer la nausée, des bonbons à la menthe et des chewing gums, un carnet et un stylo au cas où elle aurait envie d’écrire, des mouchoirs en papier, ses pots de potion, deux bouteille d’eau, des lunettes de soleil, un pull, un châle de laine et deux cents euros en espèces. Elle chaussa des chaussettes en coton puis ses pataugas, mis un pantalon, un débardeur en soie et par-dessus un chemisier en soie blanche et enfin une veste imperméable. Ce n’est pas parce que c’était son dernier voyage qu’elle devait négliger sa tenue. Elle pensait à cette scène d’Adalen 31 où on voit l’épouse rouge de honte à la vue de l’orteil de son mari assassiné qui pointe hors de sa chaussette trouée.

Elle avait raconté à tout le monde proche qu’elle allait voir sa vieille tante dans le Sud-ouest et reviendrait dans 8 jours, histoire de gagner du temps avant que l’on s’inquiéta de son absence et que l’on déclenche des recherches. Elle écrivit une lettre d’adieu qu’elle rangea dans un coffret près de son lit avec ses papiers.

Quand elle estima être prête, l’après-midi était déjà très avancé et elle quitta la maison avec son bonnet toujours fixé sur sa tête, son sac à dos bien amarré sur ses épaules. Elle jeta ses clefs dans la première poubelle venue en prenant soin de les extraire de leur anneau afin de les disperser. Elle prit le métro jusqu’à la gare Saint-Lazare, jeta son ticket pour éliminer un indice, acheta un aller simple et regarda les horaires des départs pour Cherbourg. Elle avait une heure d’attente qu’elle tua en observant les allées des uns et des autres en fumant cigarette sur cigarette. Elle était on ne peut plus calme. Elle était contente de voyager, le temps était merveilleux. Elle traversa la rue pour faire une provision de paquets de cigarettes au tabac le plus proche. Son train partait à 17 h et elle se dirigea vers le quai vers 16 h 45. Elle n’aimait pas se presser. Elle monta dans un wagon au centre du train et choisit une place dans le sens de la marche. Il n’y avait pas beaucoup de passagers. Elle serait tranquille. Elle s’installa et sortit un livre. Elle avait emporté The chimney sweeper’s boy de Barbara Vine. Lire en anglais l’expédiait dans un autre monde et les romans de Lady Rendell la captivaient. Le train s’ébranla, son projet prenait forme.

Pendant le voyage, elle s’assoupit, fatiguée par la concentration qu’elle avait dévolue aux préparatifs de ce voyage final qu’elle pensait parfait jusque dans les moindres détails. Déjà, le train entrait en gare de Cherbourg. Les quelques voyageurs qui en descendirent se dispersèrent rapidement et elle se retrouva seule dans un endroit désert et assez hostile. Elle se planta devant un arrêt de bus, chercha un indicatif horaire mais il n’y en avait point. Elle mettait les pieds à Cherbourg pour la première fois et n’avait aucune idée de la situation de la gare par rapport au centre ville malgré le plan qu’elle s’acharnait sans succès à comprendre. Habituellement, elle se dirigeait parfaitement bien en tous lieux mais là, elle était perdue. Elle trouva un numéro de taxi inscrit sur un panneau et appela une voiture demandant à être déposée au casino. Elle comptait défier le hasard une dernière fois avec ses deux cents euros. C’était sans compter avec les inconvénients de son anonymat bien calculé. On lui demanda une pièce d’identité pour accéder aux salles de jeux. L’hôtesse ne voulut rien entendre et elle ne pouvait lui présenter son argument suprême Madame, accordez-moi la dernière chance de la condamnée à mort. Quelle déception ! On allait vers les 21h, il était trop tard pour partir aux falaises. Emilie se mit en quête d’une chambre d’hôtel et ses premiers essais se soldèrent par des échecs car là aussi on lui demanda un chèque et une pièce d’identité, ce qu’elle n’avait point. Vous comprenez, Madame, si vous saccagiez votre chambre je ne pourrais pas vous retrouver pour vous faire payer les dégâts.

Après plusieurs essais, elle finit par trouver sur le port un hôtel dont la propriétaire l’accepta sans autres forme de procès. Elle s’installa rapidement et comme elle avait faim, elle rejoignit une terrasse proche où elle commanda une brandade de morue et de la salade de fruits. La nuit était douce, rares étaient les convives comme les promeneurs. Il n’y avait pas grand-chose à voir dans cette ambiance de province triste et mourante. Elle demanda un tilleul pour être certaine de bien dormir sans attente du lendemain matin. Elle dormit profondément et sans rêves, se réveillant assez tard malgré la lumière du jour. Elle s’empressa de descendre à la salle à manger prendre son petit déjeuner et bavarda avec la patronne qui ne demandait que ça. Encore une femme seule qui tirait le diable par la queue pour s’en sortir. Elles sont toutes semblables à travers le monde.

Le lendemain matin, par un temps magnifique, Emilie se dirigea vers la gare routière. Avant de s’endormir, elle avait compulsé la documentation mise à la disposition de la clientèle dans le hall de l’hôtel et trouvé toutes les indications nécessaires à son transfert vers les falaises. Elle s’assura auprès du chauffeur qu’elle était sur la bonne voie et il lui expliqua qu’il s’arrêtait à l’intérieur des terres, à environ 2km de la mer qu’elle devrait parcourir à pied. On était au milieu de la semaine et le bus était quasiment vide. Elle s’assit derrière le chauffeur pour profiter de la vision panoramique du pare brise tout en entretenant avec lui une conversation paresseuse.  Âgée d’une quarantaine d’années, il était simple et gentil. Né à Paris, il avait été abandonné par des parents dont il n’avait aucun souvenir et placé par l’assistance publique chez des fermiers normands. Il avait fait sa vie dans la région, s’était marié avec une paysanne, avait eu trois enfants, avait divorcé et se plaignait de devoir payer une pension alimentaire et de ne pas pouvoir voir ses enfants aussi souvent qu’il le souhaitait. Un cas classique. Dans ces cas-là, Emilie expliquait avec conviction que tous les enfants avaient besoin de leur père, qu’il avait des devoirs mais aussi des droits et que malgré tous les aléas du conflit parental, il devait penser avant tout à ses gosses. D’ailleurs il était bien placé pour savoir combien l’attention des parents est nécessaire aux enfants. Comme à son habitude, Emilie écoutait, encourageait et conseillait et le but de son voyage n’ôtait rien à sa sollicitude. Personne n’aurait pu soupçonner son plan et elle-même se sentait libérée du poids du fardeau qui l’avait entrainée dans cette contrée. Tout semblait facile. Le chauffeur la déposa à un embranchement de petites routes en rase campagne. Elle se retrouva bientôt marchant tranquillement sur une route déserte encaissée dans le bocage. Le ciel était radieux et il ne faisait pas trop chaud. Les talus étaient plantés de sureaux et parsemés d’achillées et de digitales pourpres. Elles étaient énormes, pulpeuses, fraiches et resplendissantes. Elle se demanda si elle aurait pu s’empoisonner en la mâchonnant mais préférait miser sur les bocaux qu’elle transportait dans son sac à dos. De temps en temps, elle passait devant des maisons en pierre à moitié dissimulées par des haies. Au loin, elle voyait des vaches paitre paisiblement dans les champs. Parfois la route rasait des maisons fleuries de géraniums plantés dans de vieilles auges de pierre. Rarement, une voiture la dépassait. Elle marchait tranquillement à son propre rythme et sans peine. Elle se sentait libre, libre de tout, simplement fascinée par la beauté de la campagne qu’elle traversait. Voir, regarder, sentir et écouter suffisaient à occuper son esprit.

La route qu’elle suivait commença à monter légèrement et elle distingua au loin une petite cabane égayée de drapeaux publicitaires qui s’agitaient au vent. Un peu plus haut, elle aperçu la mer qui miroitait tranquillement au soleil. Quand elle atteignit la buvette, elle aperçu un panneau de bois rustique qui signalait un chemin de grande randonnée. Quelques marcheurs faisaient la queue devant les toilettes disposées en retrait. Elle était surprise, elle pensait se retrouverdans le désert mais avait dans son ignorance de la région échoué dans un site touristique, heureusement pas trop fréquenté et sympathique car les randonneurs sont généralement des personnes pacifiques qui aiment la grande nature et se préoccupent plus de leurs prouesses sportives que se défouler sur autrui.

Emilie était confiante en son plan d’effacement radical. Elle s’installa à une table et commanda du cidre et une crêpe complète à une jeune fille pimpante et accorte. Elle prit son temps. Elle avait jusqu’à la nuit pour repérer son gîte et l’après midi ne faisait que commencer. Son repas terminé, elle savoura une cigarette et se dirigea vers le sentier des douaniers qui se déroulait vers la mer à travers une étendue d’herbe fleurie. Elle avançait lentement éblouie par le soleil et la beauté du paysage qu’elle savourait.

Elle croisait des randonneurs, la plupart des personnes ayant dépassé la cinquantaine, équipées de chaussures de marche et de sticks tyroliens portant un petit sac à dos. On se saluait courtoisement, on s’effaçait pour laisser la voie libre à ceux qui marchaient vite où ceux qui grimpaient dans les passages escarpés. Tous les promeneurs étaient blancs avec une majorité de femmes. Elle les imaginait retraités soucieux de leur santé et de leur hygiène de vie à laquelle ils consacraient le plus clair de leur temps. Elle les entendait raconter leurs voyages, leurs croisières, vanter les charmes de leur maison de campagne ou leur villa des bords de mer. Elle savait qu’ils donnaient un peu de leur temps, pas trop, à des activités bénévoles mais que leur principale préoccupation était d’aménager leur confort quotidien bien mérité après une vie de labeur.

Emilie regardait en contrebas la mer verte qui frémissait en légères crêtes blanches. L’eau était calme, le ciel lisse et le soleil ardent. Une impression de pérennité alors qu’elle venait là pour mettre un point final à sa vie. Elle passait devant des rochers gris couverts de lichen jaune ou rouge, des buissons épineux, des touffes de jonc, des bouquets de digitales, des étendues d’herbe verte piquées d’asphodèles jaunes. De temps en temps des mouettes ou des goélands volaient bas en piaillant. Elle marchait calmement, tranquillement s’asseyant parfois sur une pierre plate pour fumer une cigarette en regardant l’eau scintiller au loin. Elle se sentait bien. Elle était heureuse. Elle cherchait un nid qu’elle trouva tout près du panneau signalant la réserve ornithologique. Celle-ci s’étalait en contrebas du chemin au sommet plat et verdoyant d’une falaise qui avançait plus que les autres vers la mer. Une sorte de menhir plat bordait le sentier qu’elle quitta pour découvrir un autre rocher ovale et plat comme un écran, un lieu idéal pour se poser. Sur la droite, il y avait encore deux roches grises qui formaient comme un lit. Elle avait trouvé sa niche.

Dans son plan, elle devait monter sa tente utérus, y accrocher un panneau Do not disturb, ne pas déranger, s’y enfermer, s’allonger dans son duvet, prendre le temps de manger sa mixture à l’aide de sa petite cuillère, et sombrer doucement dans un sommeil définitif. Il faisait si beau, l’air était tellement doux et le point de vue absolument idyllique qu’elle n’eut pas envie de s’en séparer. Elle posa son sac contre le rocher et s’y adossa. Elle alluma sa cigarette, histoire de souffler avant de se mettre au boulot. Quand la cigarette fut consumée, elle prit une de ses bouteilles et avala une bonne gorgée d’eau. Puis elle ouvrit la poche qui contenait les deux pots de confitures et choisit le plus gros, histoire de s’en débarrasser au plus vite. Elle l’ouvrit et y plongea la petite cuillère. Le mélange était épais et dégageait une forte odeur d’arnica, l’un des ingrédients toxiques qu’elle avait ajouté. Dès la première cuillerée elle eut la nausée. La mixture était amère et écœurante. Le miel, le sucre et les amandes ne masquaient pas le goût abominable des autres ingrédients. Elle se força. Elle était là pour ça. Une cuillerée, deux cuillerées, trois cuillerées, une goulée d’eau pour faire passer, du chewing gum pour se rafraichir la bouche. Les choses ne se présentaient pas vraiment bien. Une cigarette pour se donner du courage en rêvassant face au spectacle étourdissant de la brise agitant les herbes hautes, des goélands tournoyant avant de se poser, d’une minuscule barque qui oscillait comme une bouteille à la mer au pied de la falaise, des roches grises et rouges qui plongeaient dans l’eau verte. Elle était émue par tant de beauté dans le silence de sa solitude révélé par les piaillements des oiseaux marins. Elle n’aurait jamais pu mourir dans l’environnement sordide d’un tuyau d’égout ou d’une chambre d’hôpital. Le merveilleux de la nature qu’elle comptait bien rejoindre sous forme de molécule faisait partie de son programme de départ. Tout se devait d’être serein, harmonieux, doux et facile.

Sa cigarette terminée, elle recommença courageusement l’opération. Une cuillerée, deux cuillerées, trois cuillerées. Elle ne pouvait pas aller au-delà et elle savait qu’elle ne devait surtout pas vomir pour que le poison agisse. Et d’ailleurs, il agissait imperceptiblement, elle se sentit légèrement engourdie et dolente. Il était temps de s’installer pour la nuit qui tomberait immanquablement, elle ne savait quand car elle avait déjà perdu la notion du temps et le soleil était encore haut et vif. Elle dégagea à grand peine la tente de son étui et l’étendit entre les deux petits rochers situés un peu plus bas. Elle y disposa son sac de couchage, vida le sac à dos de tout ce qu’il contenait de dur et le disposa comme oreiller à la tête de son lit improvisé. Elle n’entendait plus le babillage des randonneurs sur le sentier des douaniers et réalisa que le soleil, toujours rond et brillant, s’était rapproché de la mer. Elle était complètement seule, complètement libre et détachée de tout. Elle prit son flacon de Joy et en vaporisa sa main. La fragrance florale l’enivra. Elle aimait le raffinement luxueux que constituait le privilège de posséder à elle toute seule un site admirable à déguster avec sa senteur préférée. Tout ceci suffisait à la nourrir. Elle n’avait emporté aucune nourriture autre que ses deux pots de confiture infecte dont elle avala encore trois cuillerées. Elle alla uriner au milieu des buissons, à l’écart de son campement qu’elle rejoignit immédiatement pour s’allonger telle qu’elle était, tout habillée. Elle tira la bâche de la tente sur elle et sombra presque immédiatement dans un sommeil de plomb. Dans le ciel nocturne limpide, les étoiles veillèrent pour elle sur la beauté du monde.

Quand elle rouvrit les yeux, le soleil dardait ses rayons sur elle qui s’étira paresseusement et se tourna vers le pot qu’elle ouvrit pour avaler ses trois cuillères de pâtée. Elle ne pouvait pas faire mieux, bu une gorgée d’eau dont le niveau baissait dangereusement dans la bouteille. Il fallait en finir rapidement car elle ne pourrait pas tenir longtemps sans liquide. Elle prit un bonbon à la menthe et alluma une cigarette, toujours allongée dans son duvet. Elle constata qu’elle n’avait pas eu froid, que la rosée ne l’avait pas recouverte. Ce temps était miraculeux et elle ne croyait pas qu’il put faire aussi beau du côté de Cherbourg. Pour une femme de l’entre-deux-mers, la Basse-Normandie, c’était le nord, presque les glaces.

La journée passa très vite. Elle somnola beaucoup et à chaque reprise de conscience, elle essayait d’avaler le maximum de potion. Elle n’avait pas encore vidé le premier pot malgré ses efforts. Elle était toutefois trop assommée pour s’en inquiéter. Cette journée fut aussi belle et harmonieuse que la précédente. Elle regarda la mer frémir, les joncs trembler et écouta mouettes, goélands et fous de Bassan piailler. Elle n’entendit même pas les randonneurs qui devaient vraisemblablement arpenter la piste des douaniers. Personne n’eut la curiosité de s’aventurer vers les rochers, personne ne la découvrit dans son antre à ciel ouvert. Quand le crépuscule fit étinceler le soleil de ses dernières rougeurs, elle avait entamé sa deuxième bouteille d’eau. L’épuisement l’entraina dans la lourde inconscience d’un sommeil artificiel.

Quand commença le troisième jour, elle entamait tout juste son deuxième pot de confiture et son dégoût ne faisait que croître  Je ne dois pas vomir se répétait-elle. Son corps était très faible mais son esprit clair quoique lent. Sa détermination de s’endormir pour l’éternité n’avait pas faiblit. Elle somnola presque tout le temps se réveillant de temps en temps en sursaut pour avaler ses trois cuillères. Quand le soleil se coucha, elle n’avait plus d’eau. Elle mâchonna quelques herbes qui poussaient autour d’elle pour se rafraîchir la bouche qui était lourde et pâteuse. Il fallait en finir. Elle prit un sac en plastique, sa ceinture et son duvet, descendit le plus bas possible vers la mer en se traînant sur les fesses car elle était sans force,  titubait et ne tenait plus debout. La lune éclairait juste ce qu’il fallait pour qu’elle estime sa progression. Elle rentra dans son duvet, enfila sa tête dans le sac plastique qu’elle referma autour de son cou avec la ceinture. Elle se laissa rouler encore plus bas. Mais le capuchon n’était pas assez hermétique, elle respirait quand même tandis que le plastique collait à son visage en le brûlant. Au bout de quelques minutes elle respirait encore et ne supportait pas d’étouffer. Elle arracha son sac et admit qu’elle avait échoué. Le cocktail de poison ne l’avait pas tuée et elle n’avait pas réussi à arrêter sa respiration. Elle commençait à souffrir, ce qui ne faisait pas partie du plan. Elle rampa tant bien que mal jusqu’à sa niche et perdit conscience. Dans la nuit, elle eut froid, il pleuviotait.

Quand elle se réveilla, elle était trempée dessus et entre les cuisses car elle avait perdu le sens de la vidange. Elle rassembla comme elle le put ses affaires en laissant les pots de confiture sur place, dégagea un piquet de la tente pour s’y appuyer et remonta difficilement jusqu’au sentier de randonnée. Elle était d’une faiblesse extrême et avançait lentement et pas à pas. Elle ne voulait pas tomber et encore moins s’évanouir car elle ne voulait surtout pas avoir des comptes à rendre à des pompiers ou des médecins. Elle refusait de se remettre entre les pattes de qui et quoi que ce soit. Elle assumerait jusqu’au bout son échec et reprendrait des forces pour élaborer un autre plan. Elle descendait sur les fesses dans les dénivellations pour ne pas chuter. Elle mourrait de soif et avait la nausée. Après des heures de marche branlante et hasardeuse, au prix d’efforts d’autant plus surhumains qu’ils étaient antagoniques à ce pourquoi elle avait échoué là, elle parvint à un carrefour qui indiquait la direction d’une départementale qu’elle atteignit elle ne sut comment.

Elle fit signe à une voiture qui arrivait, qui s’arrêta et demanda au chauffeur s’il voulait bien la conduire au village le plus proche. Il accepta gentiment et la déposa devant une petite auberge. Elle s’installa dans la cour arrière sous un parasol et commanda du cidre et une salade composée puis se rendit aux toilettes. Dans le miroir accroché au dessus du lavabo elle ne se reconnut pas. La femme qu’elle voyait avait un visage de grande brûlée avec la peau noire et plissée. Elle se dit qu’elle avait attrapé un coup de soleil pendant ses trois jours au grand air marin. De retour à table, elle se jeta sur le cidre frais et délicieusement parfumé. Elle avait rarement bu un cidre aussi agréable. Elle se sentait quelque peu anesthésiée, dépourvue d’émotion avec des sensations basiques comme la soif et la faim. Elle attaqua sa salade quand elle fut prise de violentes coliques, tenta de se contrôler pour se rendre comme si de rien n’était aux toilettes. Las, quand elle referma la porte, elle sentit qu’elle n’avait rien contrôlé du tout et ne put qu’éponger les dégâts, jetant carrément sa culotte à la poubelle. Elle essuyât comme elle put son pantalon blanc et retourna le plus discrètement possible à sa table, prit dans son sac un châle qu’elle noua autour de sa taille. Après son repas, elle alla acheter de l’homéoplasmine à la pharmacie et en tartina immédiatement son visage. Elle appela un taxi pour rentrer sur Cherbourg et retourner à Paris. Un train était en partance, elle y monta après avoir acheté un billet.

Elle était arrivée chez elle, l’ami qu’elle hébergeait lui ouvrit, étonné de la voir revenir si tôt. Elle répondit qu’elle était tombée malade et avec son aspect pitoyable c’était vraisemblable, on ne lui posa pas de question. Elle posa son sac, se précipita à la salle de bain pour ôter ses vêtements souillés et pris rapidement une douche, se jeta dans son lit, tira la couette sur sa tête, ferma les yeux, se détendit et s’endormit rapidement. Elle se réveilla en pleine nuit, bu un verre d’eau et alluma une cigarette. L’aventure était terminée. Le projet avait échoué. On n’efface pas la beauté. La mémoire de la splendeur des lieux qui l’avaient enveloppée pendant trois jours les rendait comme tangibles. Elle y était encore. La mer verte, l’écume blanche, la petite maison, la petite barque, les digitales pourpres, les joncs, les rochers avec leurs lichens, le chant des oiseaux, le relief des falaises rouges, les asphodèles jaunes, la douceur de l’air, tout était encore autour d’elle et en elle. La peau de son visage tirait, elle remit une couche de crème. Sous ses doigts, la peau commençait à se détacher en petites croûtes  Elle commençait à réfléchir. Et maintenant, que faire sinon raccrocher au cours des choses ? Elle acceptait sans mal son échec, elle rechercherait une autre occasion, élaborerait un autre plan, rien ne pressait. Le plus dur était de continuer à vivre avec son désespoir, son incrédulité, ses souffrances physiques et existentielles. Pour faire passer le temps en attendant de mettre au point un nouveau plan, elle décida sans vraiment le décider d’écrire un roman.

extrait du roman « Bain d’homme à Okawville, station thermale « https://laconnectrice.wordpress.com/roman-feministe/

Une réponse "

  1. Kikoo Loool

    Beau texte, je partage le lien sur Twitter.

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  2. lu 🙂

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  3. Très bien écrit, et habitant Cherbourg je me reconnais dans ces lieux…
    Cependant, petite précision, Cherbourg se trouve en basse-normandie et non en haute.
    Bonne continuation.
    Cordialement

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    • Merci
      Je suis absolument navrée d’avoir mélangé haute et basse Normandie, encore la faute au centralisme et égocentrisme parisiens! Sincères excuses

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