Souvenirs de Belleville : la villa Ottoz par Maxime Braquet

Ce magnifique témoignage a été publié sur http://www.des-gens.net/VILLA-OTTOZ-dernieres-riches et je le publie avec l’aimable autorisation de son auteur, Maxime Braquet qui continue ses recherches historiques et qui m’écrit Le texte que vous avez lu est le premier volet d’un triptyque sur l’histoire de la villa Ottoz. Le deuxième, qui reposera sur l’évocation de Jean Dolent — personnage de poète et critique d’art remarquable qui eut pour amis Gauguin et Rodin — nous transportera à la Belle Epoque. Dolent habitait au n° 3 de la villa mais sa maison avait été démolie en 1912 (ou 1943, selon les sources) et Christiane ne l’a donc pas connue.
Ce nouvel article paraîtra bientôt sur le même site. Le troisième volet nous amènera à la charnière des XVIIIe-XIXe siècle, quand la villa Ottoz n’existait pas encore bien que de riches villégiatures existassent déjà sur la place comme celle de l’auteur de pièces de théâtre à succès Saintine. En ce temps ancien, dans un Belleville où la ruralité était alors dominante, un moulin tournait ses ailes sur la corniche que les paysans du cru appelaient joliment « le point du jour », peut-être à l’emplacement même du pavillon qu’occuperait un siècle et demi plus tard l’auteure du Repos du guerrier et qui, selon son propre témoignage, aurait été édifié sous le règne de Charles X.

VILLA OTTOZ : dernières riches heures avant la disparition

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La grille d’entrée de l’ex-villa Ottoz aujourd’hui. Photo Maxime Braquet.

Le Belleville effacé et ses personnalitésRequiem : la villa Ottoz n’existe plus depuis 1976. Ce n’était d’ailleurs pas une villa dans l’acception « résidence » du mot mais une voie privée qui desservait, précisément, des habitations : de petits immeubles ouvriers, dans sa partie commençante, avec des établissements artisanaux au rez-de-chaussée, puis, après un rond-point tournant à angle légèrement obtus et accrochés au flanc d’une corniche au-dessus de Paris, des pavillons voire des sortes d’hôtels particuliers. Une allée du parc de Belleville a pris la place de la venelle avec un tracé différent. De la configuration ancienne ne subsiste plus de nos jours, au 43 de la rue Piat, que le portail d’entrée en ferronnerie ouvragée avec inscription de l’appellation. Et c’est encore heureux.


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Années 1970. Photo DR.

Pendant près de cent cinquante ans, la situation splendide face à la capitale fit des habitants de la corniche – l’un des plus beaux balcons naturels du vieux Belleville – des privilégiés. Lorsque les engins à chenilles de l’urbanisme entreprirent, en 1976-1977, de tout démolir pour faire place nette au parc de Belleville, on devine sans peine que les derniers occupants, expropriés, n’abandonnèrent pas ces lieux de charme la gaîté au cœur. Deux ans après son exil contraint, et alors que s’achevait la besogne destructrice à la villa et tout autour, l’un d’eux fit entendre son désagrément dans des termes passablement imprécateurs : « Attendez. Une information vient juste de tomber du télex, ce jour d’hui, dimanche, 19 mars 1978, à 23 h 45 : encore une victoire de l’immobilier : Belleville est tombé. Donc ça y est. Ils l’ont eu le quartier de la Commune. »

L’auteur de cette simili-dépêche est la romancière Christiane Rochefort, figure haute en couleur du mouvement littéraire français des années 1960-1990. Elle habitait en la villa Ottoz depuis 1959, où elle voisina avec d’autres personnalités de marque. Égrenons donc avec une nostalgie bien pesée les dernières riches heures de cette oasis bellevilloise de bon-vivre.



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Détail d’un plan parcellaire des années 1860. Le lotissement figuré était quasiment identique cent ans plus tard. Archives de Paris numérisées.

Sur le plan ici reproduit, l’emplacement de la maison de Christiane Rochefort, marqué « 10 », est passé à la couleur rose. Nous allons spécialement nous intéresser à lui ainsi qu’au lotissement suivant, le n° 12, en vert. Donc, l’écrivaine arriva en 1959. A l’époque, elle était au tout début de sa carrière dans les lettres. Les milieux du cinéma la connaissaient comme journaliste directrice du service de presse du Festival de Cannes, où cette femme, née en 1917 (et qui nous a quittés il y a quatorze ans), officiait depuis 1949. Elle travaillait aussi, auprès d’Henri Langlois, à la Cinémathèque française.


Christiane Rochefort, châtelaine de rez-de-chausséeLe succès formidable de son premier roman, Le Repos du guerrier (1958), lui permit, comme on dit, d’accéder à la propriété de son logement. C’est ce qu’elle relate dans Ma Vie revue et corrigée par l’auteur (titre bien dans son esprit), un ouvrage de confidences et de souvenirs publié en 1978 :

« Dès que j’ai eu un peu de sous, j’ai restitué ses ‘’Grands Champs’’ à la Ville de Paris [1] et j’ai acheté le rez-de-chaussée (au-dessus, il y avait Alechinsky) d’une ancienne folie Régence en pierre avec balcons ouvragés plafonds hauts à moulures une pièce de 36 mètres carrés avec trois portes-fenêtres d’une seule vitre donnant sur perron à balustres de pierre et descendant par escalier de marbre blanc sur jardin envahi de lianes à flanc de colline panoramique d’où on voyait à droite le Sacré-cœur (tant pis) et à gauche jusqu’aux bois de Meudon et le 14 juillet tous les feux d’artifice et le soir tous ceux du couchant rose frisant à couper le souffle quotidien de beauté, et en état de semi-délabrement romantique, dans un quartier sans standing. » Style Régence ? ce n’est pas sûr car, dans une interview journalistique accordée précédemment [2], elle avait dit : « Je cherche un vrai lieu. Où vivre. Belleville est encore ce fouillis de petites maisons, allées-jardins, au flanc des collines. Voilà. C’est là. Je peux m’arrêter. C’est au rez-de-chaussée d’une maison Charles X à pâtisseries, offerte, paraît-il, à sa belle par un négociant en vins. »


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Christiane Rochefort en son habitation bellevilloise : debout dans le jardin, assise sur les marches du perron et entrant dans la propriété, du côté de la venelle Ottoz. Années 1970. On aperçoit au premier étage ce qui avait été l’appartement de Pierre Alechinsky. Photos DR et Jean Mounicq.

Mais nous sommes bien à Belleville, à la villa Ottoz. Au sein de la même confidence, elle livre ce petit complément de description : « Mes pierres descendent dans le jardin, qui a une tonnelle. » Jacqueline Starer, biographe du poète « beat generation » Keith Barnes, vint souvent visiter son amie Christiane : de la venelle, on approchait de son antre, écrivit-elle, par « une grille, une allée aux pavés ronds usés, aux trèfles, aux herbes vivaces jusqu’à la porte massive et lourde de l’entrée. Des marches et la pièce centrale où Christiane vivait. » Romancier « régional » pur jus, Clément Lépidis, voisin peu éloigné de sa consœur en lettres puisqu’il habitait au 53 de la rue Piat, a noté quant à lui, au sein des Dimanches à Belleville, la présence d’un bassin dans le jardin.


Autour de Pierre AlechinskyLa romancière n’était pas la seule occupante du pavillon. Vivait notamment au-dessus de sa tête, comme elle le dit plaisamment, au premier étage, Pierre Alechinsky. Ce peintre et graveur, que l’on tient aujourd’hui pour un artiste majeur de la deuxième moitié du XXe siècle, n’était pas non plus, déjà, une célébrité en 1959 — il n’avait alors que 32 ans ; il est toujours en vie – encore qu’il ait appartenu à un mouvement avant-gardiste international, Cobra, qui fit quelque sensation aux lendemains de la guerre. Venu de Belgique, il travaillait à Paris depuis 1951 et se fixa à la villa Ottoz en 1954, séduit lui aussi par le charme de cette oasis urbaine bellevilloise.

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Pierre Alechindky, Ici photographié à l’œuvre vers 1970, à Bougival. Photos DR.

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Le tableau  » Alice grandit « , peint en 1961 à Belleville. Photos DR.

Il y demeurera jusqu’en 1964 avec sa femme, Micky, et son fils aîné, Ivan, y concevant quelques-unes des œuvres caractéristiques de sa manière de l’époque tels Murs d’oiseaux (1958) et Alice grandit [3].

Le peintre possédant de nombreux contacts dans les milieux artistiques ou littéraires et entretenant des liens avec les surréalistes, son foyer bellevillois vit le passage de visiteurs remarquables. Ils composaient d’abord une filière qu’on pourrait dire bruxelloise : le talentueux contrebassiste de jazz Benoît Quersin, qui joua dans les formations de Sidney Bechet et de Dizzy Gillespie ou enregistra avec Chet Baker, et Jean Raine, poète, peintre et cinéaste, vieil ami intime de Pierre auquel celui-ci porta souvent secours au cours de ces années très dures pour lui.


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Christiane Rochefort et Jean Raine – Photos DR

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Benoît Quersin – Photos DR

A la villa Ottoz se présentèrent aussi des anciens de Cobra, Christian Dotremont, belge également, et surtout le Danois Asger Jorn [4]. À son propos, Ivan Alechinsky (alias Alechine) relate, dans son tout récent livre Oldies [5], qu’il peignit un jour les silhouettes de Don Quichotte et de Sancho Pança sur le placard où il rangeait ses affaires d’enfant. Georges Sadoul, illustre historien du cinéma, fut aussi du nombre des hôtes et sans doute son ami André Breton avec lui.

Tout donne à penser que Christiane Rochefort entra dans ce cercle avant de faire de la villa Ottoz sa place de vie. Elle avait pour cela un introducteur tout désigné en la personne de Jean Raine puisqu’il travaillait comme elle à la Cinémathèque.


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L’écrivaine en sculptrice vers 1960. Lépidis évoque dans Belleville au cœur l’œuvre à laquelle elle travaille. Photo DR.

C’est peut-être le Bruxellois qui présenta à Henri Langlois, dont il était très proche, Pierre Alechinsky qui, en 1956, alors que l’institution tenait ses locaux rue Spontini (Paris 16e), exécuta pour elle une encre de vastes dimensions. On peut imaginer aussi que l’opportunité d’achat du rez-de-chaussée du pavillon de la villa Ottoz fut signalée à Christiane Rochefort par les deux artistes belges. Entre 1959 et 1964, la romancière, comme adaptatrice du texte en français, et Alechinsky, formèrent une communauté de travail avec l’écrivain israélite Amos Kenan — qui était alors le compagnon de Christiane — autour de la réalisation de plusieurs livres, dont Tireurs de langue (1961). Dans son rez-de-chaussée de la villa Ottoz, l’écrivaine rédigera plusieurs de ses romans fameux, par exemple Une rose pour Morrison (1966) et Printemps au parking (1972). Avec le cinéaste franco-canadien Moshé Mizrahi, elle y œuvra, en 1970, à l’élaboration du scénario du film tiré de son « best-seller » Stances à Sophie [6]. Quand elle n’écrivait pas, elle s’adonnait à la musique, à la peinture et surtout à la sculpture sur pierre, pour laquelle elle avait aussi un don manifeste (voir l’image ci-contre). Tendant imaginairement une oreille, on croirait dès lors entendre à certaines heures de la vie « ottozienne » la plume du dessinateur sur la feuille de papier Canson glissant son crissement grêle entre les coups secs du ciseau de la sculptrice et les gammes profondes de l’ami contrebassiste Quersin.


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Fresque dessinée par Amos Kenan à l’époque de la démolition des maisons de la villa Ottoz. Photo DR.

La maison de Jules, dans « Jules et Jim »Christiane Rochefort, en dépit de son immersion professionnelle dans l’univers du septième art, ne fut pas le témoin d’un évènement cinématographique important qui se produisit pratiquement sous ses fenêtres. Elle était occupée, à Cannes, à la préparation de l’édition 1961 du Festival, et donc absente de chez elle, quand François Truffaut tourna à la villa Ottoz deux scènes de son chef-d’œuvre Jules et Jim. D’après Robert Bober, qui fut l’assistant du réalisateur pour ce film (ainsi queNe tirez pas sur le pianiste, antérieur) et avait reçu de lui la charge de repérer des places de tournage, c’est à l’appartement de Pierre Alechinsky qu’on songea d’abord pour en faire la demeure parisienne de Jules.

Mais trop de toiles de peinture encombraient la place et Bober fut finalement heureux de proposer à Truffaut le pavillon d’à côté, c’est-à-dire le n° 12 — repéré en vert — de notre plan. Selon les tableaux d’organisation pratique archivés au fonds « Truffaut » de la Cinémathèque française (aujourd’hui campée rue de Bercy, Paris 12e), les acteurs et techniciens du film colonisèrent exactement la propriété les 20 et 22 avril 1961.


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La séquence initiale de la première scène tournée présente le maître du logis, Jules, en compagnie de son inséparable Jim dans le jardin de la propriété, conversant sous une pergola. Changeant de plan, la caméra pivote et cadre au large sur le double perron de la résidence dont trois femmes, Catherine (Jeanne Moreau) et deux amies, en coquette vêture d’été Belle Époque — l’espace fictionnel du film nous transporte vers 1912 —, descendent les marches d’un même côté. Jules et Jim, cessant leur dialogue, se portent à leur rencontre. C’est l’action captée par notre illustration ci-dessus où, en prêtant attention au muret de séparation qui figure sur la gauche du cliché, on distingue au-delà l’amorce de la demeure de Christiane Rochefort. Elle est reconnaissable par comparaison avec les photos incluses plus haut dans l’article. La seconde scène du film, qui met en jeu Catherine et Jim, est intérieure et montre le jardin en vue inverse au travers des larges baies vitrées d’un salon [7].

Qui était le propriétaire ou occupant réel du lieu utilisé par Truffaut ? Les fiches techniques de tournage ne nous le révèlent pas. Peut-être s’agit-il de ce monsieur Leroy, graveur de son état, qu’indique l’annuaire des abonnés au téléphone. Du reste, des artisans d’art comme lui, ou gens de lettres et des spectacles, plus ou moins connus, les maisons de la villa Ottoz du côté de sa corniche sur Paris en accueillirent un nombre certain au fil des ans, le phénomène n’étant pas du tout nouveau autour de 1960.

Le même bottin téléphonique signale ainsi pour 1911 la présence du sculpteur Henri Krazowski, celle du lithographe Marcel Vanthiagen en 1926 ; le sculpteur Moïse Shwanenfeld et l’architecte Fuck en 1936 ainsi que le luthier Lambert… et, dans Des Dimanches à Belleville, Lépidis avance que l’artiste de cabaret et de théâtre Claude Serval (né en 1921) avait été l’un des prédécesseurs de Christiane Rochefort au 10 de la villa Ottoz, sans doute vers 1950. Parmi les anciens résidents, il importe de mentionner tout spécialement Jean Dolent, écrivain et collectionneur d’art dont le salon bellevillois, véritable musée, accueillit chaque dimanche tant de gloires autour de 1900 : Rodin, Anatole France, Gauguin… L’évocation de ce personnage tout à fait singulier mérite un article entier.


Chronique d’un combat perduC’est en 1975 que le havre résidentiel de la villa Ottoz vit la fin de son histoire plus que séculaire annoncée sous la forme d’un arrêté d’expropriation de ses habitants rendu par la Ville de Paris pour raison d’ « intérêt public ». Cet intérêt : la mise en place du vaste espace vert qu’est à présent notre parc de Belleville (inauguré en 1988), on ne saurait avec sérieux en contester le bien-fondé tant il est vrai que le 20e arrondissement manquait jusque-là cruellement de jardins publics – ce qui, au reste, demeure par malchance en partie vrai aujourd’hui. Il faut d’autre part reconnaître que l’agencement de ce parc est une franche réussite paysagère qui a au surplus préservé le panorama merveilleux sur Paris, même si l’on peut regretter le vieil encadrement de maisons si bien magnifié par les maîtres photographes Doisneau, Ronis, Guérard, etc.

Cela concédé, on ne se privera pas d’ajouter que les ordonnateurs et les conducteurs de la rénovation urbaine remplirent leur office selon une attitude hélas ! trop habituelle chez eux, entendre par-là : sans état d’âme ni embarras humanitaire superflus en face de la plainte des habitants brutalement arrachés de leur terreau social.

Des résistances se manifestèrent, surtout à la villa Ottoz. Cette opposition, une femme possédant le tempérament de Christiane Rochefort était bien faite pour l’exprimer. Dans sa vie, elle participa à de nombreux combats en tant que pacifiste (contre la guerre colonialiste de la France en Algérie et celle impérialiste des États-Unis au Vietnam), féministe (elle fut une figure de proue de la lutte pour l’obtention du droit l’IVG) et comme défenseur de tous les droits de l’homme bafoués, sans oublier de parler des tabous et des préjugés sociaux à la ruine desquels ses romans s’attachèrent.


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Démolition des maisons ouvrières de la villa Ottoz en 1976. Photo D.R

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Ultime vestige des vieux jardins des pavillons résidentiels en 1995, avec tag de l’ami Nemo. Photo Maxime Braquet.

Venant de sa part, l’apostrophe rapportée au début de l’article : « Encore une victoire de l’immobilier : Belleville est tombé », n’a rien pour étonner. Pas davantage les termes vigoureux d’une lettre personnelle qu’elle adressa le 19 avril 1976 au préfet de Paris : « Tandis que je dois attendre dans cet appartement le bon vouloir de la Ville de Paris, la vie m’y est rendue impossible par la Ville de Paris qui a autorisé la mise en route des travaux de démolition, quand les habitants sont encore là (non indemnisés ou non relogés). Je suis cernée par les bulldozers et les foreuses, qui s’approchent chaque jour. On annonce pour bientôt le survol de mon toit par une grue (ces engins lâchent parfois leur charge). Les démolitions effectuées à la boule, le ciment concassé au sol, ébranlent la colline entière, mon lit tremble sous moi et je ne suis pas la seule, les gens sortent en chemise, certains ont déjà reçu des bouts de leur plafond dans le petit déjeuner. […] Ayez, s’il vous plaît, la grâce de me faire remettre ce qui m’est dû avant que mon plafond me tombe sur la tête. »


Dans Ma vie revue et corrigée…, où cette missive est reproduite, la romancière se remémore le jour où elle se tint plantée tout un après-midi sous un mur en démolition pour forcer les ouvriers des bulldozers — qui, les malheureux, n’exécutaient qu’une tâche commandée — à abandonner le chantier (p. 265). Amoureuse éperdue de la gente féline domestique comme elle était, Christiane la rebelle ne pouvait surtout pas s’empêcher, dans le même livre, de dénoncer ce crime abominable : « La Ville de Paris, je ne l’oublierai pas de sitôt. Je me souviens que les chats Big Lion et Petit Problème ont disparu deux jours avant que je déménage, et on ne les a jamais revus. »

Que de regrets des moments émouvants vécus là elle exprime en une litanie toute péréquienne : « Je me souviens de la nuit (sans doute à la fin de la guerre d’Algérie, NDLR) rue Piat où on a attendu les paras avec Amos Kenan, Claude Martin, Abidine, et un pistolet à eau, en lisant des poèmes de Kadafi. Non, Cavafi : En attendant les barbares. Je me souviens du Veuve Cliquot 1952, dans le jardin de la rue Piat, en 59. Je me souviens quand Belleville était à gauche. Je me souviens quand, en bas de la rue des Envierges, rue des Couronnes, a commencé de s’élever cette carcasse en béton qu’on appelait le monstre, et qui a du coup bouché toute la vue. »


À l’occasion d’une interview accordée au Magazine littéraire (n° 111) en avril 1976, elle décrivit une partie entière de sa vie avant cette date comme une course de vitesse contre les agressions de l’urbanisme : vers 1957, expliqua-t-elle, elle eut en vue un petit atelier sur le boulevard Saint-Jacques (Paris 14e) qui lui plaisait bien en raison du marronnier l’ombrageant par devant. Elle adressa pour cela, en tant que sculptrice, une demande d’attribution à la Ville de Paris, qui la repoussa car la place espérée était touchée par un projet de démolition-reconstruction (déjà !). Par compensation, Paris lui proposa un local dans le grand ensemble moderne de Bagnolet tout à l’heure nommé Grands-Champs. Là, pour donner un soupçon d’air campagnard à la rue au seuil de sa porte, Christiane planta à plusieurs reprises une manière de gazon que, obstinément, les agents locaux de la voirie vinrent lui arracher à coups de pelle en son absence.

Heureuse de pouvoir fuir la modernité hurlante en s’installant dans un coin du vieux Belleville, la romancière vit cependant sa sérénité entamée au bout de quelques mois seulement par le spectacle des premières démolitions massives dans le bas de Ménilmontant, de loin annonciatrices de celles qui l’atteindraient en 1976.« Rattrapée par les bulldozers », se désola-t-elle face à la journaliste du Magazine.


Pour terminer, voici, de l’écrivaine battante, des phrases furieuses encore tirées de Ma vie… : « La fameuse maison de la villa Ottoz, aujourd’hui tas de gravats, où il n’y a même plus où mettre une plaque et pourtant il y en a des qui mériteraient des plaques qui ont défilé en ce lieu [8] (que ceux qui ont édicté et forfait sa destruction soient maudits, d’ailleurs la première chose qu’ils ont cassée en arrivant c’est une plaque, d’un poète qui avait vécu là, c’est dire […]. » Ce poète, que Christiane ne nomme pas, c’était le Jean Dolent plus haut présenté, un homme accablé par l’oubli ingrat des temps contre lequel une vieille amie à lui fidèle avait lutté et fini par imposer à la Ville, une quarantaine d’années après sa mort, l’accrochage d’un signe de mémoire à l’entrée de la villa Ottoz. Requiem.

Maxime Braquet

Toute utilisation en dehors du cadre privé ou scolaire doit faire l’objet d’une demande auprès de l’ association la Ville des Gens : info@des-gens.net ou de M. Braquet : bramax2011@hotmail.fr

[1] La citation qui suit est faite d’après la reproduction partielle d’un article d’Elle dans la revue bellevilloise Quartiers libres, n° 56-57 (automne 1993), qui le dit daté du printemps 1975.

[2] Cité-jardin de Bagnolet où la Ville avait mis un logement-atelier à la disposition de Christiane Rochefort. Il y sera revenu à la fin de cet article.

[3] Cette toile, de 205 x 245 cm, fut vraisemblablement réalisée dans l’atelier que le peintre loua en 1959 au 19 de la rue Levert (plus haut sur la côte bellevilloise) afin de limiter l’envahissement de l’espace familial. En 1964, il quitta Paris pour aller s’établir à Bougival, où il travaillait encore en 2007.

[4] Est-il déplacé de rappeler ici que ce peintre fut, avec Guy Debord, l’un des fondateurs de l’Internationale situationniste ?

[5] Éditions Galilée, 2012.

[6] En 1962, Le Repos du guerrier avait déjà été porté à l’écran par Roger Vadim avec Brigitte Bardot pour vedette.

[7] Plusieurs autres sites bellevillois ont été investis par l’équipe de François Truffaut : la villa Castel (rues du Transvaal), le passage de la Station-de-Ménilmontant (desservant l’ancienne gare de la Petite-Ceinture ; aujourd’hui fermé aux passants et envahi d’herbes sauvages), la rue de Savies et, surtout, la guinguette Chez Victor, sise au fond de l’impasse Compans, voie sacrifiée à la modernisation du quartier de la place des Fêtes au début des années 1980. Ils apparaissent tous dans le premier quart d’heure du film. Sur le tournage de Jules et Jim, on lira avec un grand plaisir les évocations qu’en fait Robert Bober dans son original et délicat roman On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux (éd. P.O.L., 2010). Cet écrivain mais aussi cinéaste (ou l’inverse) est l’auteur du moyen-métrage En remontant la rue Vilin (1992), chef-d’œuvre documentaire absolu qui reconstitue de façon presque magique l’artère réduite de nos jours à un moignon et qui sinuait auparavant longuement à deux coups d’aile de pigeon de la villa Ottoz.

[8] Parmi ceux-là, Christiane Rochefort désigne le célèbre romancier et journaliste politique des années 1930 Paul Nizan. Nous ignorons sa source d’information. Pourquoi l’écrivaine inventerait-elle ? mais, à notre connaissance, aucun écrit biographique sur l’auteur de La Conspiration ne signale l’adresse de la villa Ottoz à son propos.


Localisation : VILLA OTTOZ : dernières riches heures avant la disparition

43 Rue Piat – Paris – 75020.


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